Premières lectures - Choix de livres - Les effets produits
Jean-Paul Sartre – Les mots
…
Dans la chambre de ma grand-mère les livres étaient
couchés; elle les empruntait à un cabinet de lecture et je n'en ai jamais vu plus de deux à la fois. Ces colifichets
me faisaient penser à des confiseries de Nouvel An parce que leurs feuillets souples et miroitants
semblaient découpés dans du papier glacé. Vifs, blancs, presque neufs, ils servaient de
prétexte à des mystères légers.
…
…
J'ai commencé ma vie comme je la finirai sans doute:
au milieu des livres. Dans le bureau de mon grand-père, il y en avait partout;
défense était faite de les épousseter sauf une fois l'an, avant la rentrée
d'octobre. Je ne savais pas encore lire que, déjà, je les révérais, ces pierres
levées; droites ou penchées, serrées comme des briques sur les rayons de la
bibliothèque ou noblement espacées en allées de menhirs, je sentais que la
prospérité de notre famille en dépendait. Elles se ressemblaient toutes, je
m'ébattais dans un minuscule sanctuaire, entouré de monuments trapus, antiques
qui m'avaient vu naître, qui me verraient mourir et dont la permanence me
garantissait un avenir aussi calme que le passé. Je les touchais en cachette
pour honorer mes mains de leur poussière mais je ne savais trop qu'en faire et
j'assistais chaque jour à des cérémonies dont le sens m'échappait: mon
grand-père — si maladroit, d'habitude, que ma mère lui boutonnait ses gants —
maniait ces objets culturels avec une dextérité d'officiant. Je l'ai vu mille
fois se lever d'un air absent, faire le tour de sa table, traverser la pièce en
deux enjambées, prendre un volume sans hésiter, sans se donner le temps de choisir, le feuilleter en regagnant son
fauteuil, par un mouvement combiné du pouce et de l'index puis, à peine assis,
l'ouvrir d'un coup sec « à la bonne page » en le faisant craquer comme un
soulier. Quelquefois je m'approchais pour observer ces boîtes qui se fendaient
comme des huîtres et je découvrais la nudité de leurs organes intérieurs, des
feuilles blêmes et moisies, légèrement boursouflées, couvertes de veinules
noires, qui buvaient l'encre et sentaient le champignon. Dans la chambre de ma
grand-mère les livres.
…
Je m'emparai
d'un ouvrage intitulé Tribulations d'un Chinois en Chine et je
l'emportai dans un cabinet de débarras; là, perché sur un lit-cage, je fis
semblant de lire: je suivais des yeux les lignes noires sans en sauter une
seule et je me racontais une histoire à voix haute, en prenant soin de
prononcer toutes les syllabes. On me surprit — ou je me fis surprendre —, on se
récria, on décida qu'il était temps de m'enseigner l'alphabet. Je fus zélé
comme un catéchumène; j'allais jusqu'à me donner des leçons particulières: je
grimpais sur mon lit-cage avec Sans famille d'Hector Malot, que je connaissais
par coeur et, moitié récitant, moitié déchiffrant, j'en parcourus toutes les
pages l'une après l'autre: quand la dernière fut tournée, je savais lire.
…
Louis Calaferte – Septentrion.
Les livres me donnaient confiance. Ils représentaient
une force sûre, un secours permanent. Toujours réceptif un livre ! A la
première lecture on a laissé une marque à telle ou telle page, le coin plié,
c’est le passage qui répondait à une préoccupation, un doute. Le dialogue est ininterrompu. D’autant plus vaste qu’on
y ajoute tout ce qu’on veut. L’auteur n’a fait que poser les jalons
indispensables. A vous de faire la tournée d’inspection.
La frénésie de lire me vint,
je crois, vers les quinze ans. Je me
revois fort bien, assis dans un autobus, faisant ma première incursion
littéraire avec un livre de nouvelles d’un auteur strictement inconnu dont je
n’ai jamais su le nom. C’était un livre à bon marché qu’on avait dû me prêter
ou que j’avais dû trouver chez le quincaillier de mon quartier qui, si
inhabituel que cela paraisse, installait sur le trottoir devant sa vitrine, à
côté des cuvettes émaillées, des brocs, des beurriers en terre rouge et des
pots à confiture, des casiers de livres d’occasion qui passaient de main en
main d’un bout à l’autre de l’année par tous les habitants du quartier
avant de revenir à la quincaillerie, un peu plus défraîchis si possible, tachés
de vin, de graisse, de café, de traces de doigts, les pages arrachées pour
favoriser et perfectionner l’art du coït. On y trouvait par hasard quelques
bons et authentiques romans ou essais dont il eût été curieux de suivre les
pérégrinations qui les avaient conduits jusque-là. Pendant un an ou deux, j’ai
bien dû m’arrêter presque chaque matin devant ces casiers et y choisir des
livres. [...]
Si je parle si longuement des livres, c’est qu’ils
favorisèrent en moi une sorte de système d’auto-défense à l’égard de ma
condition. Manœuvre d’usine, l’avenir
ne me promettait rien qui vaille et j’avais peur. Une peur alarmante. Je
pourrais d’un jour à l’autre me retrouver dans la même position, ou plus bas
encore, sans subir à nouveau ce sentiment d’infériorité qui me hantait. [...] La lecture contribuait à tempérer au fond
de moi cette anxiété, donc j’ai longtemps souffert, de n’être qu’un raté.
J’avais beau miser indéfiniment sur le lendemain ou l’année suivante, les jours
se succédaient sans changement notable. Usine. Dégoût. Rancœur contre tout le
monde et le monde. Manque d’argent. Envie de me payer moi aussi des
costumes, des vacances, un appartement, une soirée au restaurant ou au théâtre.
A plusieurs reprises dans ma vie, je me suis demandé si, oui ou non, j’allais
finir dans la peau d’un mendigot ou d’un petit employé subalterne. Ce genre de
confrontation avec soi-même est affreuse. C’est l’échéance. Lorsqu’on arrive au
point mort de l’échec on est fatalement seul, et, qui plus est, sans argent.
[...] Les livres avaient sur moi un
pouvoir hypnotique. Longtemps, mes rêves de la nuit ont été encombrés de
librairies aux proportions fabuleuses où j’étais accueilli en ami bienvenu, où
l’on mettait à ma disposition des bibliothèques cachées contenant des éditions
introuvables.
Louis Calaferte, Septentrion
Nathalie SARRAUTE - Enfance
On a mis dans ma chambre une vieille commode achetée
chez un brocanteur, elle est en bois sombre, avec une épaisse plaque de marbre
noir, des tiroirs ouverts se dégage une forte odeur de renfermé, de moisi, ils
contiennent plusieurs énormes volumes reliés en carton recouvert d'un papier
noir à veinules jaunâtres... le marchand a oublié ou peut-être négligé de les
retirer... c'est un roman de Ponson du Terrail, Rocambole.
Tous les sarcasmes de mon
père... « C'est de la camelote, ce n'est pas un écrivain, il a écrit... je n'en
ai, quant à moi, jamais lu une ligne... mais il paraît qu'il a écrit des
phrases grotesques... " Elle avait les mains froides comme celles d'un
serpent..." c'est un farceur, il
se moquait de ses personnages, il les confondait, les oubliait, il était obligé
pour se les rappeler de les représenter par des poupées qu'il enfermait dans
ses placards, il les en sortait à tort et à travers, celui qu'il avait fait
mourir, quelques chapitres plus loin revient bien vivant... tu ne vas tout de
même pas perdre ton temps... » Rien n'y fait... dès que j'ai un moment libre je
me dépêche de retrouver ces grandes pages gondolées, comme encore un peu
humides, parsemées de taches verdâtres, d'où émane quelque chose d'intime, de
secret... une douceur qui ressemble un peu à celle qui plus tard m'enveloppait
dans une maison de province, vétuste, mal aérée, où il y avait partout des
petits escaliers, des portes dérobées, des passages, des recoins sombres...
Voici enfin le
moment attendu où je peux étaler le volume sur mon lit, l'ouvrir à l'endroit où
j'ai été forcée d'abandonner... je m'y jette, je tombe... impossible de me
laisser arrêter, retenir par les mots, par leur sens, leur aspect, par le
déroulement des phrases, un courant invisible m'entraîne avec ceux à qui de
tout mon être imparfait mais avide de perfection je suis attachée, à eux qui
sont la bonté, la beauté, la grâce, la noblesse, la pureté, le courage mêmes...
je dois avec eux affronter des désastres, courir d'atroces dangers, lutter au
bord de précipices, recevoir dans le dos des coups de poignard, être
séquestrée, maltraitée par d'affreuses mégères, menacée d'être perdue à
jamais... et chaque fois, quand nous sommes tout au bout de ce que je peux
endurer, quand il n'y a plus le moindre espoir, plus la plus légère
possibilité, la plus fragile vraisemblance... cela nous arrive... un courage
insensé, la noblesse, l'intelligence parviennent juste à temps à nous sauver...
.
C'est un moment de bonheur intense... toujours très
bref... bientôt les transes, les
affres me reprennent... évidemment les plus valeureux, les plus beaux, les plus
purs ont jusqu'ici eu la vie sauve... jusqu'à présent... mais comment ne pas
craindre que cette fois... il est arrivé à des êtres à peine moins parfaits...
si, tout de même, ils l'étaient moins, et ils étaient moins séduisants, j'y
étais moins attachée, mais j'espérais que pour eux aussi, ils le méritaient, se
produirait au dernier moment... eh bien non, ils étaient, et avec eux une part
arrachée à moi-même, précipités du haut des falaises, broyés, noyés,
mortellement blessés... car le Mal est là, partout, toujours prêt à frapper...
Il est aussi fort que le Bien, il est à tout moment sur le point de vaincre...
et cette fois tout est perdu, tout ce qu'il peut y avoir sur terre de plus
noble, de plus beau... le Mal s'est installé solidement, il n'a négligé aucune
précaution, il n'a plus rien à craindre, il savoure à l'avance son triomphe, il
prend son temps... et c'est à ce moment-là qu'il faut répondre à des voix d'un
autre monde... « Mais on t'appelle, c'est servi, tu n'entends pas ? »... il
faut aller au milieu de ces gens petits, raisonnables, prudents, rien ne leur
arrive, que peut-il arriver là où ils vivent... là tout est si étriqué,
mesquin, parcimonieux... alors que chez nous là-bas, on voit à chaque instant
des palais, des hôtels, des meubles, des objets, des jardins, des équipages de
toute beauté, comme on n'en voit jamais ici, des flots de pièces d'or, des
rivières de diamants...
« Qu'est-ce qui arrive à
Natacha ? » j'entends une amie venue dîner poser tout bas cette question à mon
père... mon air absent, hagard, peutêtre dédaigneux a dû la frapper... et mon
père lui chuchote à l'oreille...
«Elle est plongée dans
Rocambole ! » L'amie hoche la tête d'un air qui signifie : « Ah, je
comprends... »
Mais qu'est-ce qu'ils peuvent
comprendre...
Nathalie SARRAUTE,
Enfance, éd. Gallimard, 1983
Daniel Pennac – Comme un roman
Peu d'objets
éveillent, comme le livre, le sentiment d'absolue propriété. Tombés entre nos
mains, les livres deviennent nos esclaves - esclaves, oui, car de matière
vivante, mais esclaves que nul ne songerait à affranchir, car de feuilles
mortes. Comme tels, ils subissent les pires traitements, fruits des plus folles
amours ou d'affreuses fureurs. Et que je te corne les pages (oh I quelle
blessure, chaque fois, cette vision de la page cornée ! «mais c'est pour savoir
où j'en suiiiiiiiis !») et que je te pose ma tasse de calé sur la couverture,
ces auréoles, ces reliefs de tartines, ces taches d'huile solaire... et que je
te laisse un peu partout l'empreinte de mon pouce, celui qui bourre ma pipe
pendant que je lis... et cette Pléiade séchant piteusement sur le radiateur
après être tombée dans ton bain («ton bain, ma chérie, mais mon Swift !»)... et
ces marges griffonnées de commentaires heureusement illisibles, ces paragraphes
nimbés de marqueurs fluorescents...ce bouquin définitivement infirme pour être
resté une semaine entière ouvert sur la tranche, cet autre prétendument protégé
par une immonde couverture de plastique transparent à reflets pétroléens... ce
lit disparaissant sous une banquise de livres éparpillés comme des oiseaux
morts... cette pile de Folio abandonnés à la moisissure du grenier… ces
malheureux livres d'enfance que plus personne ne lit, exilés dans une maison de
campagne où plus personne ne va... et tous ces autres sur les quais, bradés aux
revendeurs d'esclaves...
Tout, nous faisons
tout subir aux livres. Mais c'est la façon dont les autres les malmènent qui
seule nous chagrine...
Il n'y a pas si
longtemps, j'ai vu de mes yeux vu une lectrice jeter un énorme roman par la
fenêtre d'une voiture roulant à vive allure : c'était de l'avoir payé si cher,
sur la foi de critiques si compétents, et d'en être tellement déçue. Le
grand-père du romancier Tonino Benacquista, lui, est allé jusqu'à fumer Platon
! Prisonnier de guerre quelque part en Albanie, un reste de tabac au fond de sa
poche, un exemplaire du Cratyle (va savoir ce qu'il fichait là ?), une
allumette... et crac! une nouvelle façon de dialoguer avec Socrate... par
signaux de fumée.
Autre effet de la
même guerre, plus tragique encore : Alberto Moravia et Elsa Morante, contraints
de se réfugier pendant plusieurs mois dans une cabane de berger, n'avaient pu
sauver que deux livres La Bible et Les Frères Karamazov. D'où un affreux
dilemme : lequel de ces deux monuments utiliser comme papier hygiénique ? Si
cruel qu'il soit, un choix est un choix. La mort dans l'âme, ils choisirent.
Non, quelque sacré
que soit le discours tressé autour des livres, il n'est pas né celui qui
empêchera Pepe Carvalho, le personnage préféré de l'Espagnol Manuel Vasquez
Montalban, d'allumer chaque soir un bon feu avec les pages de ses lectures
favorites.
C'est le prix de
l'amour, la rançon de l'intimité.
Dès qu'un livre finit
entre nos mains, il est à nous, exactement comme disent les enfants : «C'est
mon livre»… partie intégrante de moi-même. C'est sans doute la raison pour
laquelle nous rendons si difficilement les livres qu'on nous prête. Pas
exactement du vol... (non, non, nous ne sommes pas des voleurs, non...) disons,
un glissement de propriété, ou mieux, un transfert de substance : ce qui était
à l'autre sous son œil devient mien tandis que mon œil le mange ; et, ma foi,
si j'ai aimé ce que j'ai lu, j'éprouve quelque difficulté à le «rendre».
Je ne parle là que de
la façon dont nous, les particuliers, traitons les livres. Mais les
professionnels ne font pas mieux. Et que je te massicote le papier au ras des
mots pour que ma collection de poche soit plus rentable (texte sans marge aux
lettres rabougries par l'étouffement), et que te je gonfle comme une baudruche
ce tout petit roman pour donner à croire au lecteur qu'il en aura pour son
argent (texte noyé, aux phrases ahuries par tant de blancheur), et que je te
colle des «jaquettes» m'as-tu-vu dont les couleurs et les titres énormes gueulent
jusqu'à des cent cinquante mètres : «m'as-tu lu ? m'as-tu lu ?» Et que je te
fabrique des exemplaires «club» en papier spongieux et couverture cartonneuse
affublée d'illustrations débilitantes, et que je te prétends fabriquer des
éditions «de luxe» sous prétexte que j'enlumine un faux cuir d'une orgie de
dorures...
Produit d'une société
hyper-consommatrice, le livre est presque aussi choyé qu'un poulet gavé aux
hormones et beaucoup moins qu'un missile nucléaire. Le poulet aux hormones à la
croissance instantanée n'est d'ailleurs pas une comparaison gratuite si on
l'applique à ces millions de bouquins «de circonstance» qui se trouvent écrits
en une semaine sous prétexte que, cette semaine-là, la reine a cassé sa pipe ou
le président perdu sa place.
Vu sous cet angle le
livre, donc, n'est ni plus ni moins qu'un objet de consommation, et tout aussi
éphémère qu'un autre : immédiatement passé au pilon s'il ne «marche pas», il
meurt le plus souvent sans avoir été lu.
Quant à la façon dont
l'Université elle-même traite les livres, il serait bon de demander à leurs
auteurs ce qu'ils en pensent. Voilà ce qu'en écrivit Flannery O'Connor, le jour
où elle apprit qu'on faisait plancher des étudiants sur son œuvre :
«Si les professeurs
ont aujourd'hui pour principe d'attaquer une œuvre comme s'il s'agissait d'un
problème de recherche pour lequel toute réponse fait l'affaire, à condition de
n'être pas évidente, j'ai peur que les étudiants ne découvrent jamais le
plaisir de lire un roman *... »
Daniel Pennac – Comme
un roman - 3ème partie, chapitre 56
Georges Perec - Dans le tumulte de la vie
Lire n'est pas
seulement lire un texte, déchiffrer des signes, arpenter des lignes, explorer
des pages, traverser un sens; ce n'est pas seulement la communion abstraite de
l'auteur et du lecteur, la noce mystique de l'Idée et de l'Oreille , c'est en
même temps le bruit du métro, ou le balancement d'un wagon de chemin de fer, ou
la chaleur du soleil sur une plage et les cris des enfants qui jouent un peu
plus loin, ou la sensation de l'eau chaude dans la baignoire, ou l'attente du
sommeil..."
Un exemple me
permettra de préciser le sens de cette interrogation que l'on est parfaitement
en droit, au demeurant, de trouver tout à fait oiseuse: il y a une bonne
dizaine d'années, je dînais avec quelques amis dans un petit restaurant
(hors-d'œuvre, plat du jour garni, fromage ou dessert) ; à une autre table,
dînait un philosophe déjà justement réputé ; il dînait seul, tout en lisant un
texte ronéotypé qui était vraisemblablement une thèse. Il lisait entre chaque
plat, et souvent même entre chaque bouchée, et nous nous sommes demandés, mes
compagnons et moi, quel pouvait être l'effet de cette double activité, comment
ça se mélangeait, quel goût avaient les mots et quel sens avait le fromage: une
bouchée, un concept, une bouchée, un concept... Comment est-ce que ça se
mâchait, un concept, comment est-ce que ça s'ingurgitait, comment ça se
digérait? Et comment pouvait-on rendre l'effet de cette double nourriture,
comment le décrire, comment le mesurer?
Georges Perec,
Penser/Classer (1978)
Paul Valery – Discours
Mesdemoiselles, ce n’est point sous les
espèces du vocabulaire et de la syntaxe que la Littérature commence à nous
séduire. Rappelez-vous tout simplement comme les Lettres s’introduisent dans
notre vie. Dans l’âge le plus tendre, à peine cesse-t-on de nous chanter la
chanson qui fait le nouveau-né sourire et s’endormir, l’ère des contes s’ouvre.
L’enfant les boit comme il buvait son lait. Il exige la suite et la répétition
des merveilles; il est un public impitoyable et excellent. Dieu sait que
d’heures j’ai perdues pour abreuver de magiciens, de monstres, de pirates et de
fées, des petits qui criaient : Encore ! à leur père épuisé.
Valery Larbaud - Ce vice impuni, la lecture
Il y a l'expression
d'un sentiment bien des fois éprouvé, et le résultat d'une expérience souvent
faite, par beaucoup d'entre nous, dans le joli poème de Logan Pearsall Smith
que voici, tel que l'a traduit Philippe Neel :
L'autre jour,
accablé dans le métro, je cherchais un réconfort dans la pensée des joies
réservées à notre vie humaine. Mais il n'y en avait aucune qui me parût digne
du moindre intérêt ; ni le Vin, ni la Gloire ; l'Amitié ni la Mangeaille;
l'Amour ni la Conscience de la Vertu. Valait-il donc la peine de rester
jusqu'au bout dans cet ascenseur, et de remonter sur un monde qui n'avait rien
de moins usé à m'offrir ? Mais
soudain, je pensai à la Lecture, au fin et subtil bonheur de la Lecture.
C'était assez, cette joie que les Ans ne peuvent émousser, ce vice raffiné et
impuni, cette égoïste, sereine et durable ivresse.
Une espèce de vice, en effet, la lecture. Comme toutes les
habitudes auxquelles nous revenons avec un sentiment vif de plaisir, dans
lesquelles nous nous réfugions et nous isolons, et qui nous consolent et nous
tiennent lieu de revanche dans nos petits déboires. Mais c'est, aussi, un vice
qui nous donne l'illusion qu'il nous mène à la vertu, à une haute sagesse qu'il
nous fait entrevoir. Emerson, de qui on n'attendrait pas quelque chose d'aussi
grossier, a écrit: « Lisez n'importe quoi pendant cinq heures tous les jours,
et au bout de peu d'années vous serez savant. » (On ne peut s'empêcher de rêver
un instant au malheureux qui aurait pu suivre un tel conseil.) Nous savons bien
que nous ne deviendrons pas savants à force de lire n'importe quoi, - mais nous
avons un espoir, assez confus, de devenir, à force de lire, plus sages et plus
heureux. Ce n'est peut-être qu'une mauvaise excuse: un nombre immense d'hommes
qui ont été parfaitement sages et heureux, et un certain nombre de saints, ne
savaient pas lire. C'est un vice, encore, parce que l'expérience et la
statistique nous montrent que c'est une habitude exceptionnelle, anormale,
comme tous les vices. L'homme normal lit par nécessité professionnelle, ou pour
se distraire de ses occupations et de ses travaux ; les gens qui lisent pour le
seul plaisir de la lecture et qui recherchent ce plaisir avec ardeur sont des
exceptions.
…
Valery Larbaud - Ce
vice impuni, la lecture.
_________________________________________________________________________
Jean-Claude Carrière - dans un entretien littéraire
Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois durant sa vie, "Valentine" de George Sand. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : "Je l'aime beaucoup, pourquoi est-ce que j'en lirais d'autres?"
Les premiers livres qui entrèrent dans la maison - si je fais exception pour quelques vieux missels - ont été mes livres d'enfant. Le premier livre que j'ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l'autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect.Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l'évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : "In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis..."
La vérité sortait en chantant d'un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l'autel de mon enfance. Le livre, parce qu'il est un livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.
Paul Claudel - La philosophie du livre
Le mot n'est qu'une portion mal apaisée de la phrase, un tronçon de chemin vers le sens, un vertige de l'idée qui passe. Le mot chinois, au contraire, reste fixe devant l'œil … Chaque page se présente à nous comme les terrasses successives d'un grand jardin, l'oeil qui les avale d'un seul trait l'une après l'autre saisit comme des repères instantanés ce mot à demi dressé derrière son Initiale ... Une grande bibliothèque me rappelle toujours les stratifications d'une mine de charbon, pleine de fossiles, d'empreintes et de conjonctures. C'est l'herbier des sentiments et des passions, c'est le bocal où l'on conserve les échantillons desséchés de toutes les sociétés humaines. »
Paul Claudel : La philosophie du livre, essai, 1925 (cité p 299-300)
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Autres citations :
Jean-Claude Carrière - dans un entretien littéraire
Je suis né à la campagne dans une maison sans livres. Mon père a lu et relu un seul livre, je crois durant sa vie, "Valentine" de George Sand. Lorsqu'on lui demandait pourquoi il le relisait toujours, il répondait : "Je l'aime beaucoup, pourquoi est-ce que j'en lirais d'autres?"
Les premiers livres qui entrèrent dans la maison - si je fais exception pour quelques vieux missels - ont été mes livres d'enfant. Le premier livre que j'ai vu de ma vie, je pense, en allant à la messe, fut le livre sacré, placé en évidence sur l'autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect.Mon premier livre fut donc un objet de vénération. Le prêtre, à cette époque, tournait le dos aux fidèles et lisait l'évangile avec une extrême ferveur, en chantant le début : "In illo tempore, dixit Jesus discipulis suis..."
La vérité sortait en chantant d'un livre. Quelque chose de profondément inscrit en moi me fait regarder la place du livre comme privilégiée, et même sacrée, trônant toujours plus ou moins sur l'autel de mon enfance. Le livre, parce qu'il est un livre, contient une vérité qui échappe aux hommes.
Paul Claudel - La philosophie du livre
Le mot n'est qu'une portion mal apaisée de la phrase, un tronçon de chemin vers le sens, un vertige de l'idée qui passe. Le mot chinois, au contraire, reste fixe devant l'œil … Chaque page se présente à nous comme les terrasses successives d'un grand jardin, l'oeil qui les avale d'un seul trait l'une après l'autre saisit comme des repères instantanés ce mot à demi dressé derrière son Initiale ... Une grande bibliothèque me rappelle toujours les stratifications d'une mine de charbon, pleine de fossiles, d'empreintes et de conjonctures. C'est l'herbier des sentiments et des passions, c'est le bocal où l'on conserve les échantillons desséchés de toutes les sociétés humaines. »
Paul Claudel : La philosophie du livre, essai, 1925 (cité p 299-300)
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