(Hélène Felsmann)
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Souvenir d'un fumet d'enfance
Sarments de vignes
Rougeoyant dans la braise –
Entrecôtes du plaisir
Fumet d’une viande
Plaisir d’un lit réchauffé
Souvenirs de vacances
Sourire de ma tante
Devant la grillade –
Envie de pipi
Soufflet animant la flamme
Fumet envahissant –
Nuage de plaisir
Nommé gardien du feu
Genoux et joues rougissent
De la chaleur des sens
(Rolland Pauzin)
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LECTURE DES MADELEINES DE PROUST
(Du coté de chez Swann )
Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était
pas le théâtre et la drame de mon coucher, n’existait plus pour moi,
quand un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant
que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude,
un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai.
Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites
Madeleines qui semblaient avoir été moulés dans la valve rainurée d’une
coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la
morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes
lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de
madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du
gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait
d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé,
sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes
de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté
illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une
essence précieuse: ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle
était moi. J’avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel.
D’où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu’elle était
liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle le dépassait infiniment,
ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle? Que
signifiait-elle? Où l’appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne
trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte un
peu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du
breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche
n’est pas en lui, mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît
pas, et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de
force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux
au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition,
tout à l’heure, pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me
tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouver la vérité. Mais comment?
Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit se sent dépassé par
lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble le pays obscur où
il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien. Chercher?
pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n’est pas
encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.
Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,
qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’evidence de sa félicité,
de sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux
essayer de le faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment
où je pris la première cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans
une clarté nouvelle. Je demande à mon esprit un effort de plus, de
ramener encore une fois la sensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne
brise l’élan dont il va tâcher de la ressaisir, j’écarte tout obstacle,
toute idée étrangère, j’abrite mes oreilles et mon attention contre les
bruits de la chambre voisine. Mais sentant mon esprit qui se fatigue
sans réussir, je le force au contraire à prendre cette distraction que
je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avant une
tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui,
je remets en face de lui la saveur encore récente de cette première
gorgée et je sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace,
voudrait s’élever, quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande
profondeur; je ne sais ce que c’est, mais cela monte lentement;
j’éprouve la résistance et j’entends la rumeur des distances traversées.
Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le
souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à
moi. Mais il se débat trop loin, trop confusément; à peine si je perçois
le reflet neutre où se confond l’insaisissable tourbillon des couleurs
remuées; mais je ne puis distinguer la forme, lui demander comme au seul
interprète possible, de me traduire le témoignage de sa contemporaine,
de son inséparable compagne, la saveur, lui demander de m’apprendre de
quelle circonstance particulière, de quelle époque du passé il s’agit.
Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce
souvenir, l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est
venue de si loin solliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi? Je
ne sais. Maintenant je ne sens plus rien, il est arrêté, redescendu
peut-être; qui sait s’il remontera jamais de sa nuit? Dix fois il me
faut recommencer, me pencher vers lui. Et chaque fois la lâcheté qui
nous détourne de toute tâche difficile, de toute œuvre important, m’a
conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensant simplement à mes
ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui se laissent remâcher
sans peine.
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût celui du petit
morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce
jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui
dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir
trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite
madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté;
peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur
les tablettes des pâtissiers, leu image avait quitté ces jours de
Combray pour se lier à d’autres plus récents; peut-être parce que de ces
souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne
survivait, tout s’était désagrégé; les formes,—et celle aussi du petit
coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage
sévère et dévot—s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la
force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais,
quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après
la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus
immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur
restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à
espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur
gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans
le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encore et
dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir me
rendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où
était sa chambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit
pavillon, donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents
sur ses derrières (ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là); et
avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les
rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par
tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau. Et
comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de
porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là
indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent,
se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des
personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes
les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les
nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits
logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela que prend
forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Proust - Du coté de chez Swann - A la recherche du temps perdu 1913